Les commensaux, passagers clandestins de nos sociétés
Article paru dans ‘La Géographie, Terre des Hommes, N°1548, Janvier-février-mars 2013’
La chronique de géohistoire de Christian Grataloup
‘Nos sociétés ne sont pas qu’humaines. Chacun de nous est le milieu physique d’un nombre considérable de micro-organismes, dont beaucoup sont indispensables pour notre survie, d’autres neutres, mais dont parfois certains peuvent se révéler très dangereux. Microbes, bacilles et autres virus, germes et champignons, animaux monocellulaires, flore et faune intestinale… sont présents en nous comme chez tous les autres êtres vivants point trop minuscules. Justement, il existe des animaux de quelques grammes à parfois plusieurs kilos qui ne sauraient se passer du milieu des humains, sans pour autant vivre à l’intérieur de leurs organismes. Ils se sont peu à peu acclimatés au contexte de sociétés, en particulier depuis le Néolithique et la sédentarisation. Ils sont devenus nos commensaux, littéralement nos ‘compagnons de table’.
Certains vivent à notre surface, souvent sur nos vêtements, ou dans nos literies : puces, poux, morpions… Ce sont presque toujours des insectes que nous ne sommes pas loin de considérer comme de la saleté, en tout cas le résultat d’un manque d’hygiène, collectif ou individuel. Il est vrai qu’ils ne sont plus tout à fait des commensaux, puisque le commensalisme est généralement compris comme l’exploitation non parasitaire d’une espèce vivante par une autre et que certains d’entre eux nous piquent pour se nourrir et, ce faisant, peuvent nous transmettre des infections.
La situation est différente pour des mammifères (souris, rats), des oiseaux (pigeons, moineaux), d’autres insectes (blattes, acariens), qui depuis quelques millénaires, ont adopté le milieu humain comme écosystème préférentiel et parfois même exclusif. Leur expansion démographique et géographique a suivi celle des hommes avec souvent un coefficient multiplicateur. En effet, plus le milieu est anthropisé, plus il leur convient. Ce sont souvent des sédentaires et la ville s’avère parfaitement adaptée à leurs modes de vie. La présence importante de rongeurs à notre proximité est consécutive de l’invention de l’agriculture, donc du grenier. C’est d’ailleurs pourquoi leur principal prédateur, dans l’Egypte ancienne, s’est également intégré aux sociétés humaines. Le Chat n’est pas tout à fait domestique, sa morphologie restant très proche de la version sauvage de l’espèce.
Certains vivent d’ailleurs comme commensaux dans nos jardins sans devenir animaux de compagnie.
Ces commensaux, ou sinanthropes puisqu’ils vivent avec les humains, n’ont donc pas suivi les migrations anciennes qui ont peuplé l’Australie ou l’Amérique au cours de la dernière glaciation, puisque c’est bien avant les premières fermes ou les premières villes. Il n’y avait donc pas, avant les grandes navigations qui ont progressivement tissé le Monde, des rats ou des souris partout, ainsi que des pigeons ou des cafards. Mais il y avait des rongeurs commensaux dans toutes les cales des navires des découvreurs. Réciproquement, certaines espèces inconnues en Europe n’ont pas tardé à y débarquer. Si la souris semble d’une diffusion antique dans l’Ancien Monde, celle du rat noir est plus récente ; originaire de l’Inde, il aurait atteint l’Europe qu’au Moyen âge. Sa diffusion a contribué, dans toute l’Eurasie, à celle de la peste (noire aussi), dont il était d’ailleurs également la victime tout en étant son véhicule. Le rat brun, ou surmulot, aujourd’hui dominant, lui aussi indien d’origine, semble avoir largement profité du commerce de l’océan Indien est n’est arrivé en Europe qu’avec les caravelles portugaises. Mais dès le premier voyage de Colomb, les rats ont découvert, aux aussi, l’Amérique, y rencontrant d’autres espèces proches, le rat musqué en particulier.
Si les blattes n’ont jamais eu bonne presse, comme une célèbre enquête de la géographe Nathalie Blanc l’a montré (la plupart de ses interlocuteurs n’envisage pas ces animaux comme des insectes, encore moins de la ‘nature’, mais comme de la saleté), le rat est en revanche un personnage ambivalent dans les imaginaires humains. Véhicule de Ganesh dans l’hindouisme, donc personnage fondamentalement sympathique, il est aussi le premier animal du cycle de douze de l’astrologie chinoise, où il incarne la ruse et l’intelligence, alors que chez les Occidentaux plutôt à l’avarice.’