La polyvalence : clé de nos métiers
Une nouvelle génération d’agence va-t-elle apparaître ?
Depuis peu apparaît dans le giron des pubards de nouveaux concurrents, comme les boites de production ou les studios. Jusque là ces entités faisaient office de prestataires de services. Mais ça, c’était avant…
La scène se passe en 2012, un jour (pas si) anodin de printemps ensoleillé à Brooklyn. Elle est contée par notre consœur Shareen Pathak dans Digiday. Aaron Duffy, directeur créatif de la société de production 1stAveMachine reçoit un email de Qualcomm. Le géant californien de la technologie mobile le sollicite pour un projet spécifique, mais pas encore détaillé. « Je me souviens m’être dit alors qu’il devait y avoir une erreur, ils avaient plutôt besoin d’une agence », raconte Aaron Duffy trois ans plus tard.
Sur le coup sa réponse est révélatrice de l’imprégnation culturelle de son milieu professionnel : il suggère à Qualcomm de le mettre en contact avec une de ses agences partenaires. Le leader mondial de la 3G ne s’en offusque pas mais insiste : il veut travailler avec 1stAveMachine sur un film d’animation, sans intermédiaire. Aaron Duffy dresse donc le constat évident d’un glissement de terrain devenu depuis une réalité contrariante mais incontournable pour les agences : les clients les contournent pour bosser en direct avec les boîtes de prod auxquelles elles auraient sous-traité le produit.
Sentant le filon, le directeur créatif ouvre alors Special Guest, en partenariat avec 1stAveMachine, pour répondre en direct aux besoins créatifs des marques. C’est SpecialGuest qui réalisera Vision Film, le film de marque commandé par Qualcomm. La nouvelle société newyorkaise compte depuis Frooti, FaceBook et Squarespace dans son portfolio. Pour assumer ce nouveau rôle, Aaron Duffy et ses collaborateurs ont dû apprendre le planning et la stratégie, deux compétences normalement exercées par les agences. Comme ses concurrentes rompues aux mêmes techniques d’appât, SpecialGuest ne se contente pas de filmer et de monter. Cette époque est révolue.
Et dans l’hexagone ?
En France aussi on commence sérieusement à se poser les mêmes questions car certains annonceurs évoluent déjà depuis un bout de temps avec des studios ou des boîtes de productions : « Les annonceurs travaillent en direct depuis une bonne décennie avec des productions, dans le domaine du corporate, en particulier dans le luxe. J’ai le souvenir d’un film Rolex d’un budget dépassant le million d’euros sur lequel j’avais travaillé au sein d’une société de production. Ce virage, auquel s’ajoute la tendance des agences à intégrer la production impose aux producteurs de se réinventer également, la position de simple prestataire devenant de plus en plus difficile à tenir », nous dit Areski Ferhat, le co-fondateur de Studio Lumini spécialisé en production digitale.
Pourtant d’autres professionnels du secteur sont plus nuancés comme Jérôme Denis, le producteur exécutif et associé de Wanda Production : « Personnellement je suis totalement incapable de faire ce que les équipes des agences de communication comme BETC, DDB, Ogilvy, BBDO peuvent accomplir auprès de leur client. Ce que je sais aussi, et si je m’en tiens à l’an passé, c’est que la campagne Lacoste « Life is a sport » n’aurait pu voir le jour en l’état sans Wanda, ni celle de Guy Cotten « Sortie en mer ». Et il en va de même pour les autres sociétés de production comme 75, Télécréateurs, et consorts. Les meilleures campagnes sont toujours le fruit d’une rencontre. Et pourtant, je constate aussi qu’il faut plus d’intégration, d’optimisation de production, et toujours avec les meilleurs talents. Ceux qui poussent la limite de la création plus loin, dans un cadre sécurisé. Alors oui, nous sommes toujours plus sollicités par les clients en direct. Et cela tend à représenter plus qu’une part résiduelle de notre activité ».
Certes le modèle qui fait foi aujourd’hui fonctionne bien. L’agence décroche le contrat et s’en va trouver ses petites mains pour mener à bien le projet. Pourtant les artisans et le savoir-faire sont aujourd’hui entre les mains des boîtes de production et des studios qui cultivent un rapport particulier avec l’annonceur. « Nous sommes à l’orée d’un virage auquel s’ajoute la tendance des agences qui intègrent la production, et impose donc aux boîtes de production de se réinventer également. La position de simple prestataire devenant de plus en plus difficile à tenir. L’agilité et la réactivité des structures plus légères -plus en prise avec la production dont les moyens évoluent en permanence- sont indispensables pour les annonceurs sur bien des projets (réunions internationales pour les grands groupes comme L’Oréal, élaboration de tests marketing ou films reveal, tests internes sur les concepts de produits en développements…). Dans le secteur du numérique, l’importance grandissante des sujets de performances ou de datas vient bousculer également le modèle de l’agence centré sur le concept, la big idea ou la créa. On voit là encore de nouveaux acteurs émerger, issus de l’e-commerce ou e-marketing ». explique Areski Ferhat.
En matière d’agilité, cela va dans les deux sens. Certaines grandes agences réinvestissent dans la production comme 72andSunny. L’agence a ainsi ouvert à Los Angeles via son bureau californien une énorme entité dédiée à la production après avoir déjà investi dans le « motion design ». Elle va embaucher 80 personnes et répondre ainsi à toutes les compétences liées à la production. « Nous voulons retrouver une forme d’indépendance créative et tester quand nous le souhaitons de nouveaux projets. Cet investissement était indispensable et augure d’un vrai tournant pour nos agences », déclare Nic Owen, Directeur de 72andSunny à Amsterdam.
De nouvelles structures pour de nouveaux besoins
Une récente étude réalisée par eConsultancy pour la Society of Digital Agencies démontre que Qualcomm n’est pas un acteur solitaire de ce virage structurel qui va redéfinir les industries de la publicité et du content marketing : 27% des marques y révèlent ne plus travailler du tout avec des agences (contre 13% l’année précédente). De plus en plus, elles rapatrient in-house la création et leurs opérations digitales pour ensuite solliciter directement les sociétés de production. « La raison principale de cette tendance résulte de l’émergence des médias sociaux et digitaux qui a entrainé des plus gros besoins de contenus marketing chez les clients. C’est donc le projet qui va dicter ce qui est approprié, pas une agence », analyse dans Digiday, Matt Miller, CEO de l’Association of Independent Commercial Producers, qui représente les boîtes de prod indépendantes aux Etats-Unis. Pour Aaaron Duffy, la perspective d’un produit final moins coûteux explique aussi la nouvelle attitude des marques. Evidemment.
Les équipementiers Nike et Under Armour ont déjà surfé sur la vague pour accompagner le lancement des nouveaux modèles de chaussures. L’un a collaboré en direct avec Brand New School pour réaliser le film de promotion de la nouvelle SB Free. L’autre s’est délestée de son agence, Droga 5, pour commander à Tight Shirt Production Films la création de sa plus grosse campagne, Book of Will, mettant en scène l’acteur Jamie Foxx et le basketteur Stephen Curry. Parce que désormais les agences et les marques vivent ensemble dans l’espace réservé à la création de contenu, l’industrie traverse une refonte structurelle. Ce n’est pas un schisme, le modèle des agences n’est pas en train de mourir. « Mais le modèle qui dit qu’il n’y a qu’une seule façon de faire, lui, est fini », assure Liya Sharif, heads global brand strategy chez Qualcomm.
« La frontière est devenue floue »
Deux questions à Areski Ferhat, co-fondateur de Studio Lumini
INfluencia : Ce besoin croissant de contenu marketing voit éclore de nouveaux projets. Quelle place des boites de production ou studios de créa, peuvent-elles trouver sans faire de l’ombre aux agences de pub ?
Areski Ferhat : la difficulté vient d’une plus difficile segmentation ou définition des périmètres d’actions. Finalement, c’est assez classique, l’agence vient en amont du projet, définit la stratégie, la création et les studios/prod viennent apporter leurs plus-value. Avec le digital, une part plus importante est donnée à la quantité de médias, les budgets restent très serrés. Les annonceurs semblent discuter d’avantages les honoraires d’agences, les agences, devenues souvent des groupes, cherchent à augmenter/stabiliser leurs profits et naturellement décident d’intégrer la production. Pour autant, une fois le coeur de la campagne et la stratégie de communication posées, les productions sont souvent capables de se montrer créatives et bien plus efficaces.
La frontière est devenue floue et les partenariats doivent se mettre en place. Les agences ont besoin de l’efficacité et la capacité de challenge des productions, et les productions ont besoin des agences pour se développer. Il faut que des partenariats se formalisent, que les agences donnent de la visibilité aux productions pour leur permettre de financer leur développement et leur R&D qui est un gros centre de dépense dans le digital pour un studio. Et cela sans pour autant chercher à les contraindre ou les absorber.
IN : Au final ne voit-on pas poindre un nouvelle génération d’agence de com?
AF : Absolument, des structures hybrides se mettront en place et des regroupements de compétences réunissant les forces créatives, les experts en stratégie et performance vont proposer de nouvelles formes. L’ère de l’agence qui se distingue essentiellement par le nombre de prix et de distinction ou son classement touche sans doute à sa fin.
Gaël Clouzard et Benjamin Adler
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