Deux rencontres en deux siècles, par Michel Serres
‘Maître électricien en semaine et arrière le Dimanche, Monsieur Guiral passe un drop aux Quillanais à l’extrême fin de la finale et de cinquante mètres, m’a-t-on dit. Agen devient champion de France pour la première fois, à la barbe de ces riches marchands de chapeaux. Cet après-midi-là, en deuil de Pradié, mort sur le terrain d’un méchant placage du Palois Taillantou, les quinze du Sporting jouaient avec un brassard noir. Voilà l’un des trois événements – géant, tragique et glorieux, celui-là – qui firent, pour moi, de dix-neuf cent trente, une année singulière. L’autre, aussi gigantesque, mais malheureux, avait vu Garonne envahir la ville et détruire de sa boue humide édifices et maisons ; un des rares mariniers de la région, mon père supporta héroïquement la calamité en restant, jours et nuits, au milieu du lit, entre la Passerelle et le Pont de Pierre, dans les flammes du courant, sauvant ceux que ses bateaux pouvaient atteindre. Le troisième événement, si minuscule et neutre qu’il passa et passe encore inaperçu, me vit naître de ses œuvres, après qu’il eut aidé ma mère à enjamber la fenêtre du premier étage vers sa barque. Je ne me souviens, bien sûr, d’aucun des trois. Sauf qu’ils décidèrent de ma vie entière, je veux dire de l’attachement de ce nouveau-né menu à son fleuve et à son club, qui ne lui demande, aujourd’hui, d’écrire cette Préface qu’en raison de ce grand âge, durant lequel il a suivi les destinées de son équipe – au moins les huit décennies sur les dix qui viennent de finir.
Pendant toute mon enfance, d’abord, aucun Agenais, moi compris, ne voyions Marius Guiral pédaler à vélo, sur le boulevard, muni de son attirail de fils et de tournevis sanglé sur son porte-bagages, sans croire qu’un Ange passait à sa place. Qu’il vienne réparer quelque circuit chez un voisin, et, avec dix galopins, nous nous massions devant la porte du client pour ne pas rater l’advenue de ce dieu merveilleux. J’ai oublié la date exacte de ma conversion à cette religion, mais ma vie entière lui resta fidèle, comme à la Garonne.
Car, à dates quasi régulières, presque autant que des pruneaux, Agen produisait de nouveaux dieux. Leurs noms et leur gloire rythmèrent mon existence. Ils m’ont tous aidé à vivre, mieux même, à survivre à des travaux forcés de parole et de plume. Qu’ils m’ont fait crier d’admiration et de joie ! Qu’ils m’ont donné la fierté du pays ! En cent années, ils ont défini un style artiste qu’ils se sont mystérieusement transmis de génération en génération ; leurs adversaires disaient de ceux qui le pratiquaient : on peut, à la rigueur les battre, on ne peut pas les imiter. Les yeux fermés, les goûteurs reconnaissent un crû de Graves ou du Médoc ; les yeux ouverts, les connaisseurs goûtent le jeu à l’agenaise.
Merci à tous ceux qui l’inventèrent et le portèrent à une perfection telle que, souvent, elle m’arracha des larmes, merci à ceux que j’ai connus et qui devinrent mes amis autant qu’à ceux que j’ai ratés pour raisons de voyage, d’absence, mais jamais d’infidélité. Que je courre en Amérique, dans l’hémisphère Sud, au Japon ou à Landerneau, je crois n’avoir jamais vécu un soir de Dimanche – l’heure dépendait du décalage – sans téléphoner, haletant, à quelqu’un de la famille ou à un ami proche, restés au pays, pour leur poser chaque semaine la même question : Agen a-t-il gagné ?… sans que mon cœur batte la chamade, et plus mal encore, quand le quinze perdait. De la victoire s’ensuivaient la forme et le moral de la semaine !
Rencontre du premier siècle
Ces dieux, je les vois tous, ici, du haut de mon grand âge, jouer. à combien de matches ai-je réellement assisté par rapport à ceux que j’ai imaginés, loin du Sud-Ouest et même de la France, ou qu’un témoin m’a rapportés ? Précise et défaillante à la fois, ma mémoire ne m’en présente, aujourd’hui, qu’un seul, dans un stade Armandie de printemps, sous le ciel pastel d’Aquitaine, parmi les acclamations de la ville et de la campagne alentour, un seul, dis-je, qui résume les dizaines de rencontres du siècle passé, un seul donc merveilleusement joué par une seule équipe, chaque poste se trouvant tenu par un maître incontestable et transcendant, entouré d’un éventail de remplaçants éblouissants. J’ai bien dit un dieu et des Anges. Cette rencontre solennelle ne dura pas quatre-vingts minutes, mais quatre-vingts ans.
Après ou avant le fameux drop des dernières minutes, le Marius de 30 cède donc son poste à Bonnet, à Razat, puis à Elhorga, sans oublier, au passage, le fin, le délicat, l’intelligent Guilleux, professeur, tennisman, arrière de charme… Devant lui ou eux, je vois se déployer l’aile Calbet-Baladié – si Calbet, notre Vieux Maître à tous, lit mes lignes, je le bénis, qu’il le sache, et lui demande s’il se souvient que Baladié habitait, face à Garonne, la maison du cordier, à côté de chez moi – ; à la place de ce dernier, nous allons applaudir Samatan, Pomathios ou Méricq ; et, au centre, après Calbet, Mazas, certes, mais surtout Sella, Philippe de son prénom et Monsieur 111 par titre authentique et national – je ne peux me passer de l’essai de Sella, dont les Anglais mêmes ne revinrent pas ! à Twickenham, il récapitula, en deux temps trois mouvements, l’ensemble des gestes qu’un homme de talent sait faire à ce poste et à cette occasion – ; sous le maillot frappé du numéro 10, voyez l’ouvreur Carabignac redresser l’attaque – il était à l’école primaire avec moi et, devenu émigré à Paris, j’entraînais de nouveaux amis à Colombes, pour le voir affronter, pour la première fois, les redoutables Springboks – puis, sous le même maillot, nous verrons évoluer Camille Bonnet, Delage – quelle intelligence, quel placement, quelle distribution de jeu ! -, Viviès, Dehez et sa régularité au pied, Lamaison et Gelez. Se place maintenant derrière la mêlée, d’abord notre génie local, l’enchanteur Pierre Lacroix, pédago ici et capitaine aussi sous bien des latitudes, trois fois champion à finales mémorables, avec, derrière lui, tout un quinze de légende, mais n’y oubliez Barrau ni, surtout, Berbizier, très grand, lui aussi ; quant à la troisième ligne Basquet-Mateu-Bruneteau – mon père disait Basquet de ses cousins, du côté de Sérignac -, nous faisons fort ; béez donc devant la liste de leurs remplaçants, que vous voyez s’échauffer le long de la ligne de touche : Echavé, Sitjar, Biémouret, Zani, Gratton, Erbani, Béguerie, Benetton… n’en jetez donc plus ; pour le couple des seconds, qui ne se souvient de Landes-Ferrasse, de Fort, d’Haget, de Plantefol… Et qui a perdu la mémoire du somptueux placage de Daniel Dubroca, pilar et grand capitaine des légions agenaises et françaises, sur l’arrière de Béziers, exploit qui nous valut encore un titre et, plus tard, de son accident à la langue d’où Berbizier le tira, lors d’une autre finale… Car, en première ligne, nous faisons, de nouveau, fort ; voyez donc s’aligner, commandés par Dubroca, Marcel Laurent, Clavé, Malbet, Lasserre, Bénésis, l’ami Crenca… J’enrage de citer seulement les rares que je vois, en ce moment, jouer ce match de résumé… les autres me pardonneront-ils ? En cette rencontre enchantée, je chante, toutes ensemble, les finales gagnées, mais je pleure, malheur, celles que nous perdîmes contre Bayonne, en 43 (3-0, misère !), face à Toulouse, après guerre, contre le Racing et Biarritz, plus tard. à qui donner, enfin, le brassard de capitaine, alors qu’une équipe de lions commandée par un cerf cédera toujours le terrain à une équipe de cerfs commandés par un lion ? Ne voyez-vous pas, comme moi, Pierre Lacroix passer, à la mi-temps, le flambeau à Daniel Dubroca ? Et, à la fin de ce match, pour célébrer la victoire ou pour nous consoler d’un fâcheux faux pas, allons donc prendre un pot chez le fabuleux Bédère, critique judicieux et conteur jovial, derrière son comptoir ; ou prenons, intimidés, rendez-vous au bureau de Ferrasse, devenu patron mondial, bonasse, bougon et redouté ; saluons, au passage, Benazzi, hercule sympathique et premier marocain à commander le Quinze de France…
Ainsi, ma mémoire vous invite, lecteurs, à voir un seul match de charme, illustré par autant d’ancêtres superbes, inondés de la lumière d’extraordinaires exploits… capitaines, internationaux, avants, demis ou trois-quarts… tout aussi célèbres à Murrayfield, Johannesburg, Christchurch, Bucarest ou Buenos-Ayres qu’au Passage, Lectoure ou Astaffort. Car nous avons une vieille habitude, nous autres Agenais, de cette mondialisation que redoutent tant d’autres, peureux : depuis plusieurs siècles, nous exportons partout nos pruneaux et, depuis cent ans, nos talents ! à l’école, on nous apprenait à respecter les grands hommes du Panthéon : Charlermagne, Pasteur, Victor Hugo… incroyable, ils portaient tous la barbe, fleurie même quelquefois ! Beaux comme d’Artagnan, costauds comme Porthos, astucieux et braves comme quinze Mouquetaires, nos héros, à nous, dépassent rarement trente ans. Je n’échangerais jamais ce match séculaire contre l’ennui glacé de ce Panthéon de marbre ! ô maires d’Agen, que n’avez-vous encore donné à des rues, à des places, à des boulevards ces noms séculaires ?
De tels miracles ne tombent pas du ciel. Le halo de la gloire et la magnificence du soleil éclairent, verticaux, le haut de l’iceberg, dont on n’estime pas toujours à sa juste valeur l’énorme masse immergée, plus noire. Pour que le style agenais advienne, se reproduise et s’impose ici et ailleurs, il faut, derrière et dessous, des travailleurs de l’ombre, humbles, efficaces, solides, dévoués, toujours à la peine, rarement à l’honneur. Je renverse l’iceberg et chante maintenant le mérite de ces modèles modestes. Au quinze premier, il faut une équipe seconde, où puiser la réserve – le cher Laurent Lubrano fut si souvent champion de France, là, qu’il porta fièrement le brassard de capitaine en première – puis un lieu de formation, des jeunes, cadets, juniors et benjamins, enfin, pour les tirer vers le haut, combien d’éducateurs ? Construit comme un édifice, un grand club rayonne et ne rayonne qu’à partir de ces fondations-là. Sans leur solidité, pas de brillance, en haut. Cent ans de dévouement acharné sous la soute : chapeau !
Il y faut enfin un public. Ici : expert, calme, sans excès, connaisseur, raffiné, j’allais dire académique ; non, – mais ne dites jamais des choses pareilles à un homme politique – j’allais dire : fleurant l’aristocratie… à l’imitation de l’équipe.
Le match de ce second siècle
Jugez donc combien, à la fin de ce siècle admirable et au moment même où commence le second, mon cœur et le vôtre avons dû, après avoir battu d’inquiétude, prendre le deuil. Finie cette rencontre séculaire et féconde, nous foulons, pour la première fois, l’herbe amère des seconds. Agenais, ne croyez pas que cet événement vous concerne seulement. J’ai entendu, à Paris et à l’étranger, des gens hautement respectables, quoique relativement éloignés d’Ovalie, déplorer cette descente-là. Elle fit événement. On pleurait Agen partout.
Mais, là, j’ai deux choses à dire, capitales, et à les crier sur les toits, du Gravier au Coteau, du Pin au Passage et du Gers au Lot. D’abord, que, d’ordinaire, les amis pullulent en vaches grasses et moments de richesse et qu’ils se font plus rares dans les restrictions ; or, miracle, je les vois arriver de partout, dans ces jours de l’épreuve majeure, venir vers l’équipe, le nouvel entraîneur, les dirigeants. Donc ce sont des amis vrais, donc tout reviendra, premier espoir ; les grands clubs ne meurent pas.
Et maintenant, deuxièmement, écoutez-moi, car je n’ai accepté, malgré mon indignité, d’écrire cette Préface, que pour annoncer ceci : cette mienne vie, si longue, et l’expérience humaine qui l’accompagne forcément m’ont appris, parfois avec cruauté, qu’il n’existe de choses grandes, beaux destins ou parcours d’excellence, qui n’aient, à un moment fatal, goûté à l’amertume de la défaite, connu la chute brusque vers une humble position ; de tels échecs entraînent l’obligation de réexaminer avec attention ses forces propres et leurs limites. Sans une vraie traversée du désert, il n’existe pas de haute fortune. Nous entrons aujourd’hui dans l’épreuve, préparation et promesse de redressement. Il faut profiter, mais oui, de ce passage dur et dense d’enseignements. Faire contre pire fortune grand cœur. Oublier que nous avons pensé, parfois, oui, avec vanité, oui, avec quelque arrogance, que, forts comme nous étions, il ne pouvait rien nous arriver. Précieux, l’apprentissage d’une telle humilité. Celui qui n’a jamais reçu de coup de corne, droit devant, ne deviendra jamais un torero de valeur. On peut beaucoup gagner d’avoir perdu et d’en sortir navré, on peut y accumuler formation et puissance. Et les concentrer de sorte que l’on en sort meilleur. MEILLEUR !
Voilà ma certitude, à l’orée du second siècle, celui que je ne verrai pas, celui où se disputera la deuxième des rencontres dont j’ai promis de vous parler. J’y assisterai, en un second rêve, en la compagnie amicale de Marius Guiral et Pradié, Samatan et Pomathios, Guy Basquet, Marcel Laurent et quelques autres, mieux encore qu’à celui dont je viens d’assurer le reportage, car, pour le coup, nous le verrons assis ou perchés sur des gradins en forme de nuages, dans l’Autre Monde, celui qui, de très haut, regarde et protège Armandie. Qui sait combien y coûtera le billet d’entrée ? Quant aux noms des internationaux qui joueront ce match-là, je vous renvoie, pour les apprendre, au livre de 2107, dont un aficionado plus méritant que moi rédigera la Préface, et dont Daniel Dubroca, Laurent Lubrano et l’équipe qui va commencer de jouer en Août, déjà dirigée, de main de maître, par Henri Broncan, s’apprêtent à écrire le premier chapitre. Anciens joueurs ou supporteurs, nous pourrons le feuilleter alors, nous autres gens du siècle passé, ou en dégustant les délicieuses racines de pissenlit éparses sous la lise apportée par les inondations de Garonne ou confortablement installés en haut de ces tribunes-là.
Ce deuxième match de rêve, je vous jure qu’il sera plus beau encore, plus enthousiasmant que le premier, celui que je viens de résumer, auquel j’ai assisté, de corps ou de cœur, pendant huit décennies sur les dix, douces et glorieuses, qui s’achèvent, et que je célèbre moins peut-être que les dures aventures à venir.’
MICHEL SERRES
Août 2007
Texte de préface au livre consacré au centenaire du SUA (Sporting Union Agen Lot et Garonne, 1908-2008).